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A l’Élysée Montmartre, le 15 mars 2025
Week-end de colosses dans la capitale : un jour après que The Undertones aient atomisé le Trabendo (grand revival punk boomer) c’est monsieur Peter Hook en personne qui nous fait l’honneur de s’arrêter une nuit à Paris. CV : co-fondateur de Joy Division et New Order, deux des plus grands groupes les plus cultes des 40 dernières années, et monumental bassiste lead et mélodiste ayant quasiment changé à lui seul la perception de cet instrument dans le rock (la basse c’est aussi de la poésie, pas que du rythme). Forcément un large aéropage de nostalgiques et de jeunes convertis s’est donc déplacé ce samedi soir à l’Elysée Montmartre, complet depuis des lustres. Beaucoup de t-shirts Joy Division dans l’assistance, forcément. Unknown Pleasures (premier album de Joy Division, 1978), reste 45 ans après un signe de ralliement, une référence. "I’ve waiting for a guide to come, and take me by the hand" disait-il en préambule… C’est fait. Les lignes blanches sur fond noir sont de sortie, les cheveux clairsemés aussi.
Un peu moins de t-shirts de New Order, en revanche. Il faut dire que les relations avec Peter Hook et ses trois anciens compères (ayant gardé le nom New Order et tournant toujours, eux aussi) sont plus que glaciales – ne revenons pas là-dessus. Dans cette histoire certains ont pris parti, d’autres non, et tant mieux pour eux. Il y a largement de la place pour tout le monde sur cette Terre. Et le concept de la tournée – "Substance", du nom des compilations du même nom sorties pour les deux groupes, en 1987 – est sensément là pour réconcilier tout le monde : une moitié New Order, une moitié Joy Division (dans l’ordre chronologique inverse) et tout le monde est content. 2 heures 45 de set, des hits à la pelle, c’est l’orgie en théorie.
La soirée démarre d’ailleurs sur les chapeaux de roue, avec le très énergique et rock "Crystal" (ligne de basse mythique, déjà), qui avait enflammé le retour de New Order en 1998 (album Get Ready), puis le magnifique hit pop "Regret", époque Republic (1993). Là encore la basse de Peter Hook fait des ravages, et le foule apprécie et s’agite un peu, sans débordement toutefois. On n’est pas sur du Joy Division esprit punk, ni même du New Order première période. Une surprise, ensuite : "What Do You Want From Me?", plus grand hit solo de Peter Hook à ce jour, sorti avec son éphémère groupe Monaco (duo avec David Potts, resté à ses côtés à la guitare depuis). C’est frais et pop, mais l’assistance est-elle venue pour ça ? Pas sûr.
Impression partagée sur cette première partie globalement, malgré l’avalanche de tubes ("Blue Monday", "Temptation", "True Faith"…). La performance est pro, rien à dire, mais hormis les grands moments de basse de Peter, souvent joués au ras du public, en offrande (l’homme est généreux, c’est une constante), on peine parfois à percevoir une réelle appétence du groupe pour tous ces titres pourtant faramineux. Une tâche difficile, certes, même pour New Order (les autres) : nombre de morceaux, surtout les plus électros, sont à peu près impossibles à répliquer à l’identique en live, et n’importe quel groupe aguerri s’y casserait les dents. Exemple avec "The Perfect Kiss", fantastique fresque musicale de 8 minutes en version studio, et pas nécessairement inoubliable ce soir. Musicalement tout fonctionne à peu près, mais spirituellement il manque un truc ou deux… Ou trois. Confusion ! On s’y attendait.
Autre problématique : les hits les plus pop de New Order demandent de monter assez haut vocalement, ce qui n’est pas vraiment dans les cordes de Peter Hook (et de Bernard Sumner non plus, certes…), qui délègue donc nombre de couplets et refrains à David Potts - déjà vocaliste avec Monaco. Tâche remplie, techniquement, mais quelque chose cloche là encore… Impression de malaise à voir David Potts entonner le refrain de "Regret", par exemple, et ses lyrics si personnels dans la bouche de Bernard Sumner. I would like a place I could call my own, have a conversation on the telephone… Qui parle ici ? C’est étrange. Et puis c’est bête, mais au fond on préférera toujours un morceau de chant un peu raté de Bernard Sumner que sa copie plus propre… Question d’histoire, de sentiments. New Order grande époque c’était aussi l’imprévisibilité, la tension, la possibilité toujours présente du live saccagé ou grandiose. Tout cela est derrière nous maintenant, hélas. Bref.
La partie 1 s’achève donc dans cette atmosphère, entre vrais moments de joie (c’est quand même du New Order par Peter Hook) et instants d’hésitation. "True Faith" est là pour conclure en apothéose, et pas mal de fans remuent un peu en effet, mais cela reste mesuré. Surtout comparativement à ce qui arrive…
10 minutes de pause, puis le groupe revient. Mêmes membres,
mêmes instruments, mais répertoire différent : du Joy Division lourd et
brut, cassant et dansant, enflammé et possédé. En l’espace de quelques
secondes, littéralement, l’atmosphère change du tout au tout. Un pogo démarre
au centre de l’assistance, derrière le premier rang. Il faut dire que Peter
Hook et consorts font fort : c’est avec "New Dawn Fades" et sa basse glaçante qu’ils s’attaquent
à la montagne Ian Curtis, sans peur. Frissons immédiats dans toute l'épine dorsale.
La transformation est claire : si Peter Hook a sans doute plaisir à jouer le répertoire de New Order, et s’en acquitte avec sérieux, il est évident ce soir qu’il est d’abord né pour sublimer Joy Division et ses ambiances sonores caverneuses, parfaites allégories du Manchester post-industriel épuisé de la fin des années 70. Basse prédominante, inquiétante, silhouettes muettes. Il n’y a pas que lui d’ailleurs : le groupe entier semble s’animer d’une force autre, comme réveillé par l’excellence rythmique et instinctive des compositions de Curtis et associés. On découvre notamment un très bon batteur (Paul Kehoe), qui nous rappelle avec brio que les parties de batterie de Joy Division sont absolument démoniaques, et font sans doute 50% du boulot. Influence évidente du Bowie période Berlin, ingéré et métabolisé par Stephen Morris. Un beat sec et pourtant obsédant, comme un vieux funk refroidi artificiellement. L’enchainement "Incubation" / "Dead Souls" est un régal de ce point de vue.
Peter Hook lui-même, en dehors de ses parties de basse, est soudain un autre homme : totalement à l’aise avec la partie vocale (ça joue très bas), il n’a aucun problème à endosser le costume de Ian Curtis, et soulève la salle entière à chaque mouvement du bras, régulièrement pointé vers le ciel ou vers les fidèles. Joy Division est un culte, assurément. Les classiques défilent et la réaction populaire est toujours la même : pogo et yeux embués. "Warsaw" est un carnage, "Leaders of Men" aussi. Et ce n’est encore rien : un tryptique ahurissant se profile, avec "Transmission", "She Lost Control" et "Shadowplay" d’affilée. C'est trop. Répertoire inouï, surhumain. Dance, dance, dance, to the radio ! La clameur monte, monte, et Peter Hook continue de se métamorphoser sous nos yeux, complètement transporté par son rôle de passeur, d’interprète entre Ian et la Terre... Il se produit quelque chose. Le pogo se fait de plus en plus physique et chaotique lui, à notre gauche, en décourageant certains et enhardissant un peu trop d’autres… Moment saisissant au milieu de "Incubation" : Peter Hook stoppe la musique et demande à la sécurité de venir dégager un type visiblement en train d’importuner une fan. C’est classe, et l’occasion de rappeler que rien, même pas le rock, ne justifie d’emmerder – et agresser sexuellement encore moins – son prochain. Esprit du pogo ou pas. Fin de la parenthèse.
La communion post-punk n’est pas finie heureusement. Bientôt c’est l’élégiaque "Atmosphere" qui s’avance, quasi hymne à la mémoire de Ian Curtis (et single posthume), avec sa ligne de synthé made in Bernard Sumner qu’on ne boude pas cette fois. Pas de répit ensuite : "Love Will Tear Us Apart" achève de démolir le cœur et les jambes de la salle, qui s’époumone sur le refrain pendant trente bonnes secondes le temps d’un temps mort, a capella, le bras de Peter Hook levé comme une imploration. Love, love will tear us apart, again… C’est une messe. Le vacarme des guitares reprend ensuite, crescendo, entourant Peter Hook dans une forêt de lumières noires et blanches crépusculaires semblant se refermer sur lui, qui pousse un dernier cri. Ahhhhh… Il est là, bien là.
La performance pourrait largement s’arrêter là. Paris aura pourtant droit à une rallonge ce soir, souvenir de Ian Curtis oblige (cf. le concert aux Bains Douche, 1979). La conclusion de l’album Closer en l’espèce, avec les magnifiques "The Eternal" et "Decades". Peter Hook a les yeux mouillés sur la première, dans un silence soudain religieux. C’est long, lancinant, poignant. Émotion conservée sur "Decades", avec sa superbe ligne de synthé qui présage déjà les envolées de New Order. Peter Hook s’essaie au melodica pour le final, hélas un peu contrarié par un problème technique. Il s’éclipse finalement, fataliste, et laisse le groupe conclure – pour de bon cette fois. Monsieur.
Bonne idée de finir par le début, en fin de compte.
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