Un festival c’est une course de fond, et un jeu d’échecs. Voir des concerts, beaucoup, comme un glouton. Marcher, beaucoup aussi – 1 kilomètre de la grande cascade à la grande scène d’après mes calculs. Et faire des choix, tout le temps. Stereophonics ou Kneecap ? Suuns ou les Liminanas ? Parfois on se trompe. Tant pis.
Ma dernière fois ici remontait à une éternité : 2011, et le seul souvenir d’avoir vu les Arctic Monkeys en majesté sur la grande scène, avec Alex Turner déjà métamorphosé en sosie d’Elvis gominé, mais doué. Mes souvenirs de 2009 sont plus vivaces hélas : plaisir de découvrir les Vampire Weekend sur la grande scène d’abord – charmant gig d’après-midi plein d’énergie pop estivale étudiante comme leur premier album – et puis l’attente d’abord émue puis interminable puis angoissée des deux frères Gallagher, adorés à l’époque mais jamais vus en vrai… On sait ce qui s’est passé. Remboursez.
Il y aura peut-être un round 2 au stade de France pour ces messieurs, qui sait. En attendant le retour à Saint-Cloud n’était pas vraiment prévu mais finalement, le week-end était ouvert alors pourquoi pas… Fontaines DC un dimanche de fin d’août, il y a plus dégueulasse comme plan.
Arrivée sur les lieux un peu avant 15h, tôt et tard à la fois. Il aurait été sympa de voir les 4 Parisiennes d’Alvilda (indie-pop en français) mais bon, le dimanche matin c’est sacré. Idem pour l’ovni Sylvie Kreusch (space pop belge). Les choix.
Heureusement le doute s’efface tout de suite avec mon premier pick de l’après-midi : King Hannah à 15h, scène Revolut (quel nom horrible). Jamais vu le duo blues-rock UK jusque-là, mais je connais leur réputation live et quelques morceaux et ça suffit. Hannah Merrick arrive comme d’hab sur scène avec son étrange robe rouge de flamenco, tout dans son personnage victorien. Son compère Craig Whittle est plus discret à ses côtés, un simple bonnet de laine sur la tête. Les deux se lancent et emballent tout le monde d’entrée avec leur recette singulière : folk poems lus à voix haute par Hannah avec quelques petites notes d’accompagnement d’abord, puis gros murs de guitare blues-rock ensuite, savant mélange de Bob Dylan récent et de vieux White Stripes. Il fait une chaleur terrible accessoirement (pas d’ombre, pas de nuage) mais ça passe, ça passe… Fin rapide, set de 40 minutes oblige. Je me prends à rêver d’un t-shirt King Hannah mais rien à la boutique hélas.
Première découverte ensuite, et choix réussi (exit le post-punk de Provoker) : les Londoniens de Fat Dog sur la grande scène, en pleine rave party et mélange des genres… La petite bande a eu son moment de hype en 2023-2024 et le soufflé est un peu retombé depuis mais sur scène pas de débat : c’est fun, très fun. Entre ska, punk, rave music et rock symphonique ils mettent un premier gros coup de pression à Saint-Cloud, avec quelques beats irrésistibles et beaucoup de grand n’importe quoi sur scène, de la veste en cuir du chanteur en plein cagnard au violoniste en maillot du Celtic Glasgow qui pose tout à coup son instrument pour… faire un gros breakdance ! Le chanteur est déjà parti haranguer la foule dans les barrières depuis 10 bonnes minutes lui, au son du saxo. On voit ça d’un peu loin et sur les écrans, et c’est marrant. Merci les gros chiens.
Direction la scène Bosquet ensuite, à l’autre extrémité du site. Début de fatigue. Il fait toujours chaud, trop chaud pour un homme de l’Est. J’arrive devant Sharon Van Etten et son groupe en nage ou presque. L’après-midi va être longue. Pas de grosse surprise pour ce gig, ayant déjà vu la troupe au Trianon au printemps. C’est pro, bien joué, mais peut-être un peu décalé pour un festival à 16h en plein cagnard. Les cinq communiquent beaucoup sur scène, comme en communion, mais l’énergie peine parfois à franchir le seuil de la scène. Des bons moments tout de même, sur les très élégiaques "Trouble" et "Afterlife" puis le hit "Seventeen", en conclusion. Bref, il fait peut-être juste un peu chaud.
Premier creux ensuite. J’éprouve le besoin de m’affaler par terre, quelques minutes, de boire beaucoup, puis d’évaluer mes options. Rien de fou dans l’heure à venir a priori, donc ce sera une petite déambulation. The Royston Club d’abord, à deux pas de là : un groupe de britpop gallois sympathique mais sans grande originalité ni mordant, dont la principale caractéristique est de me rappeler furieusement les Kooks (la voix du chanteur surtout). Pourquoi pas. 5 minutes de marche, puis autre indifférence polie devant Wallows, un groupe de pop-rock californien apparemment taillé pour les stades et les zéniths – ils sont tous les trois ridiculeusement beaux gosses. Il est 18 heures et l’heure des vrais choix se rapproche.
C’est ici que le bas blesse un peu. Deux choix se présentaient en gros : Stereophonics (classic rock pour vieux ou jeunes vieux comme moi) sur la scène Revolut d’un côté, Kneecap (hip-hop irlandais) sur la scène Bosquet de l’autre, un groupe qui a acquis une petite notoriété récemment depuis qu’ils sont harcelés par tous les réacs du monde pour être un peu trop vocalement pro-palestiniens. Une réputation qui leur a valu quelques déprogrammations dans d’autres festivals, et le retrait de la subvention de la ville de Saint-Cloud à Rock en Seine (la classe, merci le 92). Pour l’occasion le ministère de l’Intérieur (de la même couleur politique que nos amis du 92) les avait carrément mis sous surveillance au festival Cabaret Vert (Charleville-Mézières), menaçant d’interdire leur gig de Rock en Seine en cas de débordements. Il n’y en a pas eu.
Bref, j’avais choisi Stereophonics, sans trop réfléchir : rien contre Kneecap et leur positions politiques, mais mon époque hip-hop est loin derrière moi maintenant et les quelques tubes pop tranquilles de Stereophonics me paraissaient le meilleur compromis en apéritif d’un gig de Fontaines DC qui s’annonçait physique – sans parler de la distance entre le bosquet et l’autre côté… C’était le mauvais choix. Le dyptique irlandais Kneecap / Fontaines DC aurait évidemment été plus cohérent et enrichissant, et le gig de Stereophonics sentait un peu le réchauffé. Seule consolation : dans les deux cas il fallait déguerpir assez vite, et foncer vers la grande scène. Vu le nombre de t-shirts de Fontaines DC aperçus toute l’après-midi les bonnes places allaient être chères, de toute évidence… Pas trop de regrets on va dire.
Fontaines DC, je les avais déjà vus au Zénith. C’était déjà bien, mais là c’était encore plus grand, encore plus beau, émouvant même n’ayons pas peur des mots : il faut dire que le public des Irlandais est vraiment un des plus beaux condensés de gens actuellement dans le rock : des jeunes, des moins jeunes, des carrément vieux, des hipsters, des tatoués, des punks, des gens normaux, des Brits, des Français, des autre chose, plein de générations et de types différents et c’est sans doute ce qui fait d’eux le groupe « indie » phare du moment – ils sont « big » mais toujours singuliers, dans leur créneau à eux. Un pogo éclatera un moment mais sans excès, sans animosité. Le club Fontaines DC ce sont des mecs et des filles fondamentalement gentilles au fond, qui veulent juste voir Grian monter sur le podium et lever le bras pour rallier à lui toute la foule… Et elle n’attend que ça.
Fontaines DC à l’air libre c’est mieux donc, résolument mieux : pas de drapeaux partout comme à Glastonbury certes (interdits, cf. Palestine), mais des pelletées de gens qui connaissent toutes les paroles par cœur et font résonner la poésie rock dublinoise dans tout le parc de Saint-Cloud… Will you apologize for the remainder of your life ?... Magnifique. Et non pas d’excuses ce soir, ni demain ni la semaine prochaine. Pas l’esprit. Car oui sans surprise les Fontaines dédient leur tube "I Love You" à la Palestine, avec slogans de libération sur grand écran et cris dans la foule. Une chanson sur l’exil irlandais à l’origine, qui prend de plus en plus de poids année après année et encore plus dans le contexte actuel – « selling genocide and half-cut pride… » scande Grian dans le refrain, et c’était écrit bien avant le 7 octobre. And the bastard walks by ! Hasard. Autre chanson, même idée, la magnifique ballade "Favourite", ode à l’amitié et l’esprit de bande, est dédiée à leurs compatriotes de Kneecap, forcément. Du bosquet à la grande scène, la boucle est bouclée.
Pour le reste, plaisir d’entendre toutes ces chansons parfaites, tantôt bien lourdes tantôt éthérées, et de voir les bras qui se lèvent à l’unisson et les gens sur les épaules des autres : petit frisson sur "Big Shot" repris par toute la foule d’un tenant, et mention à la jeune irlandaise au bob orange, star du public sur les épaules de son grand frère au maillot vert. Je garde l’image de Grian avançant vers elle et vers nous, chantant yes it’s been a long, a long, a long, a long… Ce sentiment d’un amour vrai et chaste entre l’homme et son public, entre le groupe et le monde tout autour... Possible ? L’espace d’un gig en plein air peut-être. Gros fracas sur "Big" aussi, et chants lyriques sur "In the Modern World". In the city, that you like… Tout le monde marche d’un pas.
Tout cela condensé dans "Starbuster" en final, une des plus grandes chansons de cette décennie : agression et méditation, rap et synthé, grosse caisse et violons, il y a 4 ou 5 chansons parfaites dans ce titre et Fontaines nous l’offre comme pour s’excuser de partir, à l’orée de la nuit. Hit me for the day, for the light, that you suffered… Dans son simple polo rayé Grian est soudain quasi Christ sur la croix, prêt à souffrir pour nous tous, pour le monde, pour ce petit bout de terre à 5000 kilomètres. Vive Fontaines DC, vive l’Irlande.