L’excellente autobiographie de Kim Gordon
(bassiste et part-time chanteuse de Sonic Youth) est sortie il y a quelques années de cela
(2015), avec une traduction française chez Le Mot et le Reste (2017).
C’est relativement court (272 pages), et cela a le mérite de bien balayer toute la vie et carrière artistique de Kim Gordon, de son enfance californienne à ses débuts chaotiques comme artiste visuelle / no-wave* dans le New York post-punk des années 80, préfiguration du son noise-rock de Sonic Youth et des montagnes de distorsion introduites par Lee Ranaldo et Thurston Moore aux guitares. Ce dernier, compagnon de Kim Gordon pendant 30 ans, puis parti voir ailleurs en 2011, en prend logiquement un peu pour son grade en fin d’ouvrage (sans que cela prenne toute la place).
* Mouvement artistique et musical new-yorkais basé sur la volonté de revenir à un son primitif avec le plus de dissonance possible, né en réaction contre la new-wave, jugée « cheesy » et « corny », c’est-à-dire trop pop et commerciale. Sans postérité évidente.
Les fans de Sonic Youth apprécieront le découpage album par album en seconde moitié du livre (de Confusion is Sex à Washing Machine), reconstituant bien la progression du groupe sur cette période clé de 10 grosses années, et les fans de Nirvana les quelques mots sur Kurt et Courtney – le premier étant un fan de longue date du groupe, puis ami. La seconde pas tellement.
Quelques extraits (traduction libre) :
« Los Angeles dégageait une impression de désolation à la fin des années 60, ou même d’inquiétude, quelque chose qu’on ressent encore aujourd'hui dans certains endroits de la vallée de San Fernando. C’était un sentiment d’expansion apocalyptique je dirais, l’impression que les trottoirs et les maisons gagnaient toujours plus sur les collines et les vallées et ne s’arrêtaient jamais, tout cela combiné avec un une absence totale de repères. En grandissant à LA, on était forcément conscient d’une façon ou l’autre de ça, je veux dire l’étendue infinie de cette ville, et son absence d’attachement à tout ce qui n’était pas son image dans le miroir. »
« Je ressens toujours la même excitation quand je m’engage dans la West Side Highway, comme si j’étais encore en 1980 et que je prenais le pont vers Manhattan pour la première fois (…) La première fois que j’ai pris l’Hudson Parkway c’était une expérience extrêmement chaotique et angoissante, un peu comme si votre voiture était une petite boule de flipper propulsée sur une piste de ski noire en plein milieu d’une forêt. Tout n’était qu’inconnu et potentialité. En 1981 la ville de New York était proche de la faillite, avec des grèves d’éboueurs quasiment tous les mois, et des infrastructures couvertes de mauvaises herbes toutes plus ou moins sur le point de s’écrouler. Aujourd’hui, elle resplendit et domine tellement tout ce qui l'entoure que la plupart des gens que je connais la détestent et ne la comprennent plus. »
« Au début [de Sonic Youth], le groupe c’était juste moi, Thurston et Lee, et différents batteurs qui allaient et venaient comme des piétons qui marchent dans la rue et s’arrêtent pour jeter un coup d’œil à la vitrine d’une boutique (…). Nos premières répétitions, ça consistait juste à s’installer vaguement en cercle et jouer sans aucune batterie. Ça n’était pas vraiment ce qu’on appelle « jouer », pour être honnête. On grattait les cordes de nos guitares pour faire des sons bizarres. Et puis Thurston a eu l’idée de se servir de sa guitare comme d’une percussion, avec une baguette. On n’avait pas de batteur, et aucun autre moyen de marquer le rythme. »
« Je n’étais pas très à l’aise quand on a commencé à jouer sur scène. J’essayais juste d’assurer un minimum à la basse, en espérant que les cordes ne cassent pas tout d’un coup et que le public passe un bon moment. Je n’ai jamais spécialement pensé au fait d’être une femme dans ces moments-là, et encore aujourd’hui, franchement, je ne réfléchis jamais en termes de « féminité » ou pas, à moins que je porte des talons, et dans ce cas-là j’ai plus le sentiment d’être un travesti qu’une femme. (…) L’idée de mettre en avant le fait que je sois une femme ne m’a jamais traversé l’esprit avant qu’on signe chez Geffen [gros label US, avec les considérations marketing qui vont avec] »
« Je ne me suis jamais vue comme une chanteuse avec une belle voix, ou même comme une musicienne. Si j’arrive à produire quelque chose, c’est uniquement en m'imaginant que je saute d’une falaise. Neil Young a dit un jour que l’important c’est d’avoir une voix authentique, pas une belle voix – même si bien sûr, Neil Young a une voix magnifique. »
« La première fois qu’on a vu Nirvana avec Thurston, c’était au Maxwell’s, cette fameuse salle de Hoboken dans le New Jersey. Bruce Pavitt, le fondateur du label Sub Pop, m’avait dit que si j’aimais Mudhoney – ce qui était le cas – j’allais « adorer Nirvana ». Il avait ajouté : « Il faut que tu les voies en live. Kurt est comme Jésus-Christ. Les gens l’adorent. Il marche quasiment sur le public quand il se jette dedans. »
« C'est étrange, mais je pense souvent à Kurt (...) Je me souviendrai toujours de sa maigreur et se fragilité, cette apparence très frêle qu'il avait, et de ses yeux grands comme des soucoupes, des yeux à la fois lumineux, innocents et un peu enfantins, ronds comme des planètes. Sur scène, c'était tout le contraire : il était complètement inarrêtable, à un point souvent un peu effrayant. Il y a un moment, malheureusement, où cette absence totale de limites se mue en autodestruction, et il ne le connaissait que trop bien. »
« [à propos de l'introduction de Nirvana au Hall of Fame en 2014, durant laquelle elle a interprété "Aneurysm" avec Kris Novoselic et Dave Grohl] Sur scène, j'ai repensé au fait que Kurt était le performer le plus intense que j'ai jamais vu. Je ne pensais qu'à une chose avant de monter sur scène : il fallait que je communique au public le même genre de puissance. J'ai chanté "Aneurysm" et son refrain "Beat me out me" en donnant tout ce que j'avais, toute cette rage et cette peine accumulées ces dernières années - une explosion de douleur de 4 minutes, un moment de deuil grâce auquel je pouvais enfin me laisser aller, et enfin ressentir toute l'incroyable tristesse de la mort de Kurt et de tout ce qui l'avait entouré.»
Cette performance est visible ci-dessous :
-----
Et une mini-sélection de Sonic Youth pour finir.
Teenage riot (1988). Cette chanson, nantie d’une intro instrumentale de 2 bonnes minutes dans sa version complète, est une vraie déclaration programmatique : poème slam de Kim Gordon en ouverture (« spirit desire, spirit desire… »), grosses guitares qui grésillent puis explosent dans tous les sens, hommage à J Mascis, guitar-hero de Dinosaur Jr, tout concourt ici pour clore le chapitre "années 80" et basculer dans quelque chose de totalement différent. Premier titre d’un album (Daydream Nation) qui a largement redéfini le rock alternatif et influencé à peu près tous les groupes rock majeurs apparus par la suite.
The Sprawl (1988). Même album. Un titre avec Kim Gordon au chant, contrairement au précédent (Thurston Moore). Le « sprawl » c’est l’étalement en VF, une référence à Los Angeles là encore, et son paysage fait de larges avenues bétonnées fracassées par le soleil et infestées de publicités pour le grand mall le plus proche (« come on down to the store, you can buy some more, more, more, more… »). Un instru de 4 minutes pour finir, splendide.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire