Album sorti le 5 avril 2024 (Columbia) - 10 titres, 47 minutes
Tout Only God Was Above Us, le cinquième album de la bande à Ezra Koenig, poète parmi les poètes et orfèvre musical parmi les orfèvres, se résume au fond assez bien dans "Capricorn", premier single du lot et troisième piste de ce disque parfois déroutant, jamais décourageant.
2 minutes d’indie-pop savante d’abord : Ezra Koenig s’installe à la guitare sèche, la basse et la batterie suivent sobrement, puis le piano, et le rythme s’installe doucement mais avec l’onctuosité jangle-pop propre à l’ancien quatuor de New York, maintenant trio relocalisé à Los Angeles (Rostam Batmanglij a quitté le groupe en 2016). Un peu de réverb dans la voix, juste une once, pour marquer la tonalité aérienne et hors sol de cette jolie ode à un ami fictif soudain un peu largué et comme sans but dans sa vie, et se sentant en somme « trop jeune pour mourir, trop vieux pour être seul ». C’est beau, c’est un peu triste mais aussi plein d’empathie, de compassion, et c’est ce à quoi Ezra Koenig nous a toujours plus ou moins habitué : de belles compositions pop claires et savantes, des récits de vie et d’époque pas toujours remplis d’espoir mais toujours faits avec science et sincérité.
Une jolie ballade sur le chaos comme on en trouve quasiment à chaque début de disque d’ailleurs : c’était "Harmony Hall" dans le dernier, c’était le superbe "Unbelievers" dans le splendide Modern Vampires of the City en 2013, ou encore "Horchata" dans le second opus. Recette connue, éprouvée, testée. On aime.
Et puis au bout de 2 minutes la recette se grippe soudain. Arrivée d’une guitare ultra-dissonnante, crispante, sonoriquement proche d’un métro qui se cabrerait tout à coup sur les rails faisant crisser ses pneus comme des damnés. Koenig chante toujours mais comme perdu dans un dédale de bruits industriels clairement plus new-wave que nouvelle pop. Exit l’indie-pop de 2007 donc (premier album, Vampire Weekend) et les influences "world" et afropop empruntés entre autres au Paul Simon de Graceland (dixit Koenig lui-même), entrée des années 90 new-yorkaises un peu plus crades et underground et fruits d’un mélange impur (dixit Koenig là encore) entre le Wu-Tang-Clan et Rage Against the Machine, soit entre beats hip-hop ultra-classiques et un indie rock nettement plus inquiétant, rempli d’éclats dissonants et de micro-agressions – on peut penser à Sonic Youth aussi évidemment, autre référence très new-yorkaise. Un grand fourre-tout de styles divers et variés, mais tous rattachés in fine à la cité d’origine de Koenig, matrice absolue de son œuvre.
Autre titre, autre illustration de cette tendance : "Mary Boone" (une référence à New York encore, voir plus bas), la sublime huitième piste de cet album relativement court (47 minutes) mais fleuve plus que fécond. Ici tout nous est offert à la fois : piano pop, voix autotunée à la Kanye, retours d’afro-pop période 2007 à la "Oxford Coma", chœurs féminins quasi religieux, beat de hip-hop… Un titre qui se suffit à lui-même et qui risque de vous accompagner longtemps. Mary Boone, Mary Boone… Frissons.
L’irruption de la rythmique hip-hop dans Vampire Weekend n’est
pas une nouveauté absolue : "Step" (2013) était déjà notoirement construit sur un
sample de "Step to My Girl" (Souls of Mischief, 1998), et Ezra Koenig
avait encore bien joué du sample et (déjà) de l’autotune dans le précédent opus
avec des titres comme "Flower Moon" ou "2021" - et même encore au-delà d'emprunts jazzy, aussi présents ici. Pour l’aspect rock bruitiste c’est
un peu moins évident, même si on retrouve déjà quelques petites traces de dissonance,
plus subtiles certes, dans le très beau "Ya Hey" (2013 toujours) – déjà une
réflexion sur la solitude de l’homme face au divin qui a foutu le camp.
Mais tout cela est décuplé ici. Car au-delà de l’ambition de rassembler les styles et croiser les influences – un unique parti-pris formel qui pourrait assez vite lasser – il flotte dans cet album puzzle comme une ambition un peu plus trouble : celle de délibérément saboter, ou du moins défigurer, au sens noble, toute tentative de composition pop trop simple, trop claire, trop belle. En écho aux thèmes de l’album (le monde moderne est un amas aléatoire de colères renfermées et d’incompréhensions, la nostalgie d'un passé révolu est là un peu partout pour combler les vides mais ne mène à rien à part au ressassement et à la stagnation sans fin et la culpabilité domine chacun de nous quoi qu'on veuille, une culpabilité toujours collective mais à porter individuellement in fine, seul dans son coin, et la communication qui pourrait conjurer le tout bien sûr impossible alors il faut apprendre à laisser couler, un peu laisser couler…) Koenig et ses deux compères instillent donc le chaos dans leur recette ordinaire, par échos et synthés interposés.
C’est particulièrement clair dans un titre comme "Connect", récit d’un homme visiblement paralysé par ses souvenirs et incapable d’avancer plus loin – « now is it strange i can’t connect? » fait-il semblant de se demander – et où après quelques notes de piano toutes légères d’entrée le refrain est soudain noyé dans des effets de synthé rendant la voix de Koenig presque grotesque, comme déformée par un voyage de quelques années-lumière dans l’espace et dans le temps. « I know once it’s lost, it’s never found... » avoue-t-il finalement. Échec et mat.
C’est aussi entendable, et de façon un peu plus entrainante, dans "Gen-X Cops", deuxième single de l’album, où le fracas électrique (léger) des synthés et des guitares vient masquer une composition semblant absolument limpide sous ces quelques couches, et qui dans sa version primaire (démo) était sans doute la comptine pop la plus douce et simple possible sur cette Terre. Mais ce n’est pas, ou plus, l’ambition de Vampire Weekend alors que la barre des 40 ans approchent… Dire des belles choses, oui. Avec de jolies mélodies aussi, oui, en partie. Mais cela ne peut plus se résumer à cela, pas seulement. Il faut montrer tout le tableau, et il n’est pas seulement beau.
Et comme une preuve de ce soudain besoin de sérieux, ou du moins de réalisme, cette dernière piste de presque 8 minutes ("Hope") où Koenig entremêle l’énumération de toutes les catastrophes sur Terre et ce court refrain revenant inlassablement toutes les trente secondes ou presque, lancinant : « I hope you let it go, i hope you let it go… Your enemy’s invicible, i hope you let it go… ». Une déclaration de paix un peu vaine, évidemment, prononcée de cette éternelle voix menue mais claire de post-adoloscent qu’il n’est pourtant plus depuis quelque temps… Paix pour lui, pour ses amis, et pour les autres, les inconnus, et aussi pour la ville de New York qu’il a quitté mais ne cesse de réexplorer dans tous ses textes. Une ville florissante puis donnée morte dans les années 80, laissée à l’abandon et rouillée, criblée de dette, de crime et de pauvreté, saturée de bruits inconnus comme ce disque puis revenue à la vie, en partie.
Paix aussi pour Mary Boone, ancienne papesse de l’art
contemporain, ex icône de New-York, symbole d’une époque et désormais idole déchue
(évasion fiscale), mais qui a droit au pardon tout de même. Un pardon laïque
mais faisant comme si Dieu était encore là pour le donner, comme au temps où il
régnait là, « Au-dessus de Nous ». Un thème (Dieu, le divin, la
transcendance) constant dans l’œuvre d’Ezra Koenig, lui le petit descendant d’émigrés
juifs roumains typiquement new-yorkais d’un côté (cf. cette référence à la Transylvanie
dès le premier titre) et artiste athée laïque tout aussi typiquement new-yorkais
de l’autre, tension intérieure qu’il ne cesse de tisser et retisser dans ses
textes, sans vraie solution...
Car comme il le disait récemment dans Libération « Nous barbotons tous le cul dans l’océan. Notre vie consiste à nous prendre des vagues dans la gueule, plus ou moins fortes, à intervalles plus ou moins réguliers. Certains apprennent à les surfer. Je ne dis pas que j’en fais partie. »
Face à cela le pardon donc, pour soi et les autres, et la chanson peut-être. Car que subsiste-il quand tout s’est effondré, de Dieu aux vieux bâtiments publics croulants de New York ? Un type avec une guitare qui vous sourit, et vous dit qu’il y a de l’espoir et qu’il faut juste un peu laisser aller, laisser aller… Vous ne le croyez pas vraiment mais il joue bien et après tout qu’importe, vous n’êtes attendu nulle part. Autant l’écouter encore un peu.
Tout cela pour dire que cet album de Vampire Weekend n’est peut-être pas le plus accessible de tous, mais pas le moins intéressant non plus. Ezra Koenig mène sa barque, et il le fait à grâce et fracas, conjugués désormais.
Alléluia.
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