En 1993 New Order n’existe déjà presque plus : séparés officieusement après la sortie du vulcanique Technique (1989, pensé et enregistré en partie à Ibiza), dispersés dans divers projets solos plus ou moins couronnés de succès (la palme à Bernard Sumner avec Electronic, son savoureux duo électro-soul avec Johnny Marr), les quatre Mancuniens ne doivent leur retour en studio 4 ans plus tard qu’à la situation financière cataclysmique de leur label (Factory), celui-ci n’ayant alors d’autre option pour espérer survivre que capitaliser sur les ventes de son seul groupe à peu près bankable – New Order. Le navire coulera tout de même.
Tout a été dit sur l’album dans ce contexte plombant : fait pour des mauvaises raisons (l’argent), fruit des inimitiés croissantes entre Sumner et Hook (beaucoup de versions divergentes existent), produit de l’autoritarisme musical de Sumner ayant fait de cet album un nouvel opus d’Electronic (plutôt vrai mais pas forcément dérangeant), quasi-disparition de la rythmique Hookienne ayant contribué à modeler le son New Order des 80’s, rendu final trop pop, pas assez rock, trop mainstream, trop lisse… Un album qui tourne définitivement le dos à l’héritage de Joy Division, mémoire Ian Curtis en tête. Où est le post-punk dans tout ça ? Peut-être.
Autre proposition de contexte. En 1993 New Order n’a plus rien ou presque : des millions de pounds de ventes de disques et de tournées accumulées depuis 10 ans, les quatre compères n’ont en effet quasiment rien touché de concret, laissant imprudemment leur manager Rob Gretton et Tony Wilson reverser tous leurs bénéfices dans les caisses du label Factory dont ils étaient très accessoirement associés – et surtout dans celles de l’Haçienda, club iconique de Manchester et vitrine clinquante de Factory. Les mécanismes à l’œuvre et l’issue finale sont connues : incompétence et inconséquence managériale et budgétaire à tous les étages, déficit abyssal toujours plus creusé. Wilson et Gretton auraient pu signer quelques autres groupes locaux pour renflouer un peu le bateau (les Smiths par exemple, au hasard), mais non. Ils préféraient le funk-rock expérimental (cf. A Certain Ratio). Début 92 le château de cartes s’effondre en quelques semaines. Factory ne possède virtuellement rien, même pas les droits de ses propres artistes (le marxisme mis en application). New Order se retrouve dans la nature, et vendu au plus offrant (London Records). Fin.
Extrait 1. "Ruined in a day", la très explicite 3ème piste de Republic : une adresse directe à Tony Wilson et à ses grandes promesses foireuses non suivies d’effet, avec déclaration d’indépendance assortie (« Some people like to deceive you, while others may feel that they need you... While I do the best that I can, keeping my life in my hands »). Rancœur certaine. Paradoxalement, une des chansons les plus douces de New Order jamais enregistrées - mais d'un doux-amer. Clip totalement jeté en revanche.
Bilan de tout cela : Sumner, Hook, Morris et Gilbert ont cravaché pour rien pendant 10 ans - financièrement parlant s'entend. Un verdict particulièrement difficile à avaler pour Sumner, qui détestait fondamentalement les déplacements et tournées à rallonge que New Order était obligé de s'infliger pour renflouer constamment les caisses de Tony Wilson, et s'abimait conséquemment dans des cuites dantesques et crises de nerfs à répétition pour faire passer le tout : "I was a short fuse, burning all the time*..." livre-t-il en forme de confession dans "Regret". La médecine finira par le stopper.
* "J'étais comme une cocotte-minute, toujours prêt à exploser..." (ou traduction littérale : comme un plomb prêt à sauter)
Tout cela pour rien donc, et même un peu moins que ça : en 1986 les impôts britanniques réalisent que Wilson et Gretton n’ont jamais pris soin de déclarer les bénéfices de New Order au fisc, préférant les engloutir directement dans les finances de l’Haçienda, monstre déficitaire à quatre ou huit têtes. On ne fait pas les choses comme ça : amende de 875 000 pounds à la clé, record national pour un groupe de rock. Reste à rembourser.
Republic c’est aussi ça : l’histoire de 10 ans de carrière (15 avec Joy Division) effacés d’un trait de stylo-bille, et d’un groupe qui n’a plus d’autre ambition possible qu’effacer l’ardoise, dans un premier temps. Après, ce sera chacun de son côté… Répercussion directe, et quasi physiologique, un sentiment général de légère fatigue qui se dégage de l'album dans son entièreté, parfois de dépit même, une sorte de tristesse souterraine qui imprègne implicitement tous les beats et les mélodies de Sumner – inhabituellement lentes, presque trainantes. Les années 80, années de transe rock et de dancing spirit, sont finies. Reste la réalité maintenant, c’est à dire le désastre, littéralement (chute des stars).
Cette chute, Peter Saville, l’éternel directeur artistique de Factory et New Order, la traduit bien sur la pochette de Republic : d’un côté l’image idyllique de la plage et du ciel bleu californien, d’un joli couple avec une jolie bouée menant sa jolie vie de série télévisée, de l’autre le feu à la maison qui a déjà tout détruit. Tout périt un jour nous dit Saville, et il sait de quoi il parle (associé de Factory lui aussi). Chute de Factory, et chute d’une civilisation : exit la new wave et le post-punk, exit Joy Division et Ian Curtis, exit les années 70 glaciales de Manchester et ses scooter boys shootés à l'ennui et au speed qui se pèlent dans la brume, exit les usines délabrées transformées en salles de répét’, les premiers concerts punk et les publics qui crachent, exit les labels auto-gérés et auto-proclamés et les visées politiques marxo-situationnistes foutraques et incompréhensibles du seul Tony Wilson et de ses lectures anarcho-révolutionnaires opaques, exit tout ce bordel obsolète. Le prochain grand groupe de Manchester sera Oasis, perfection de brit-pop mainstream sans ambitions politiques (no offense).
Et là-dessus s’ouvre l’album Republic et "Regret", avec ces quelques phrases fredonnées du bout des lèvres par Sumner : « Maybe I've forgotten the name and the address… Of everyone I've ever known, it's nothing I regret… ». Pas de regret possible, ni de retour en arrière : le monde a trahi.
Restent Bernard Sumner, sa jolie voix douce et ses intuitions pop, et ces quelques beats électro étonnamment sages et mélancoliques en cette année 1993. Il faudra se contenter de ça.
Extrait 2. « Regret » : première piste et premier single de l'album. Hit instantané construit sur une ligne de basse mémorable, et par là-même seule chanson de Republic non reniée par Peter Hook (le petit riff à la guitare de Sumner n’est pas mal non plus). Clip mainstream un peu plat imposé par London Records, et tourné à Rome sans raison évidente (parce que c’est joli ?). Apparitions de Sumner, Hook, Morris et Gilbert pas très enjouées. « It looks nice but doesn't say much » résumera bien Peter Hook.
En bonus et en conclusion : "Spooky", quatrième piste et appel univoque à l'émancipation. "We could break every rule, anytime we wanted to…" suggère Sumner de sa petite voix claire faussement naïve pour envoyer balader tous les profiteurs et commentateurs de de la Terre. "Don't be afraid to live this way, let’s defend the things we say...". Oui, il faut défendre Republic.
Extrait 3. "Spooky"
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